L’âge du Sable
En préambule de l’âge du Sable, les enseignes vacillantes de Blaise Parmentier (In the name of, 2018), pourraient indiquer les entrées d’un espace improbable dont le nom s’est perdu ou qui n’a peut-être jamais existé. A la différence des enseignes lumineuses des bars et des magasins, celles-ci ne brillent pas, ne clignotent pas, elles n’ont apparemment rien à vendre et offrent seulement au regard une épaisse plaque d’aluminium dont la surface froide est ponctuée par des vides, des trous, des découpes plus ou moins régulières. On pourrait croire qu’une créature mangeuse de métal y a planté ses crocs ou qu’un être a inscrit des signes inconnus ou brouillés, un mot de passe. Aux mots d’ordre qui utilisent le langage pour organiser le travail, les rapports sociaux et la guerre, Gilles Deleuze et Felix Guattari opposent des mots de passe permettant d’ouvrir d’autres portes, d’autres espaces plus marginaux, clandestins, poétiques. Des endroits sans nom, des friches, des ruines, des immeubles abandonnés, des zones d’autonomie temporaire où aime loger l’imaginaire, où les animaux nichent et meurent parfois pour se métamorphoser en sculptures comme Les Ambassadeurs, 2018 de François Dehoux, un ensemble de moulages réalisés à partir de la dépouille momifiée d’un chien. Cheminant dans le temps à la rencontre de leurs lointains cousins humains – représentés par exemple dans le tableau éponyme d’Holbein au milieu duquel flotte l’anamorphose d’un crâne – ces diplomates du monde animal font le lien entre plusieurs mondes. Sans s’attarder près du gouffre des origines et des morts, ils témoignent silencieusement des changements d’états, des métamorphoses. Ils participent à l’élaboration d’ « autres cartes du vivant » pour citer Baptise Morizot. Ce processus de transformation se retrouve dans une installation (Cosmobatie, 2021) invitant le visiteur à traverser un tapis de coquilles d’escargots. Bruissant au contact des pieds ou des doigts qui voudraient les saisir, les coquilles déposées produisent une musique de vides, de creux, d’absences entrechoquées, de matière qui éclate, s’effrite, s’écrase, crisse, retourne à la poussière.
Parmi les artistes exposant dans la vaste coursive vitrée du neuvième étage, certain-e-s disent avoir entendu gémir l’ossature métallique. Après cinquante ans de service à peine, ce bâtiment conçu en 1971 par des architectes y voyant alors un miracle de légèreté, de vides, de sols et de cloisons modulables, sera détruit dans quelques mois. Plusieurs propositions font directement écho à cette absurdité motivée par la spéculation immobilière. La menace imminente est présentifiée par le martellement alerte d’un picus viridis ou Pic vert annonçant la saison des marteaux-piqueurs, des coups de masses, des dynamitages. L’animal en question (Epilêpsis, 2013), conçu par Jérémy Laffon, est un piolet mécanique activé au moyen d’un détecteur de présence inversé se mettant en marche lorsque qu’aucun mouvement n’est capté alentour. Kiakiakiakia-kiakiakiak picasse (c’est le nom de son cri) l’animal-outil commençant à trouer le mur de son bec pointu. Avec ses gravas, ses piles de matériaux, ses machines, son effervescence, le chantier constitue une sorte de paradigme de l’activité contemporaine cadencée par un cycle effréné de démolition/construction. Les modules architectoniques d’Amandine Capion dévoilent sous les enduits et les façades une structure métallique stéréotypée qui se répète potentiellement sans fin, à diverses échelles, pour constituer aussi bien la trame d’une cage, d’une maquette d’immeuble, d’une arche ou d’une tonnelle. Les gabions utilisés dans les travaux publics pour soutenir des murs ou d’autres aménagements urbains sont ici détournés pour signifier l’aspect carcéral et sans vie d’un urbanisme étroitement motivé par des considérations économiques et sécuritaires. Dans l’installation Neo ruin Al, 2020-2021, des briques de terre crue conçues par Elvia Teotski sont disposées à l’intérieur ou sur ces cages métalliques. Cette rencontre accentue l’impression d’un espace suspendu entre construction et déconstruction, sans fondations ni racines, du provisoire éternisé. Le sol se dérobe. La terre qui a servi à mouler les briques est constituée d’inquiétantes boues rouges, résidus toxiques de la production d’aluminium rejetés depuis de nombreuses années par le site industriel de Gardanne.
Désignant une époque de l’histoire de la Terre caractérisant l’ensemble des événements géologiques qui se sont produits depuis que les activités humaines ont une incidence globale sur l’écosystème terrestre, le terme d’anthropocène parachève le projet de la science et de la technique énoncé par Descartes au seuil de l’âge moderne : rendre l’homme comme « maître et possesseur de la nature ». Cependant, l’idée même de nature, tout comme l’illusion d’exercer durablement une influence positive ou négative sur la Terre, restent subordonnées au pouvoir des 1 % de la population contrôlant actuellement 80 % des ressources. Mais le vivant, suivant sa propre logique, ignore totalement ces limitations politiques ou économiques. Les photographies d’Elena Salah (Les Failles, La Fougère et le Pli, 2018) captent précisément la précarité de la présence humaine. Les routes, les maisons, les esplanades, sont déjà partiellement recouvertes par la végétation. A peine cesse-t-elle d’être entretenue, la croûte de ciment, bitume ou béton, craque sous la pression conjointe des mouvements tectoniques, des températures, du ruissellement… Dévoilant les premières strates d’une activité souterraine, l’artiste entraine le regard vers les plis et les trous s’ouvrant comme des trappes pour suggérer un abîme, un hors champ. Dans les zones urbaines et péri urbaines se reconstituent en permanence ce que Gilles Clément appelle des Tiers Paysages, zones inexploitées ou abandonnées, lieux incertains accueillant la diversité chassée des espaces agricoles ou sylvicoles. La nature – qui pourrait aujourd’hui se définir comme l’ensemble des événements et formes de vie hors contrôle – n’a paradoxalement rien de naturel. Elle recycle, hybride, absorbe, transforme et se transforme. Pour rendre compte de ces différents états Damien Fragnon, passant par une phase d’immersion dans le paysage, multiplie les points de vue et les modes d’observation. Dans un ensemble intitulé E.V.A microbiology of Sancy 2021, la perception de cette nature passe par l’interaction des facteurs humains et non humains, des outils d’enregistrements et des éléments hétérogènes prélevés sur le site du Sancy en Auvergne, lors d’une résidence. Cette expérience est restituée par des agrandissements de photographies réalisées au microscope, grains de sables, de pierres ou de plantes séchées auxquels s’ajoutent des fragments de fibre de verre et autres éléments. Coulées dans le glacis d’une colle qui se dilate ou se rétracte en fonction de la température, les œuvres mettent en évidence une vie de la matière. Dans cet environnement où il n’est plus possible de faire la part entre le naturel et l’artificiel, l’artiste ne cherche pas à imiter la nature mais à cultiver la « biophilie », tendance qui selon Edward Osborne Wilson, fondateur de la sociobiologie, consiste en un besoin inné à se chercher des liens avec la nature et d’autres formes de vie.
Une autre caractéristique de l’exposition est d’aborder la complexe question du vivant avec des moyens limités. Dans le prolongement de l’Arte Povera, les artistes se gardent de toutes surenchères technologiques et d’effets spectaculaires pour affirmer la présence de matériaux et de modes de fabrications singuliers. Le bricolage, la trouvaille, la récupération et l’expérimentation sont préférés à des pièces usinées. Ce choix esthétique incarne une alternative par rapport aux productions standardisées de l’industrie culturelle. Ainsi L’Arbre Cannibal, 2020 d’Antoine Nessi prend forme à travers diverses rencontres : une branche d’olivier trouvée, l’observation d’un portail dont les pointes évoquent un feuillage, un plot d’amarrage récupéré près du port. Proche du terrain, l’artiste œuvre avec les éléments constitutifs d’un environnement immédiat, témoignant chaque fois d’une histoire singulière. La sculpture elle-même, moulant ces différents éléments dans la fonte, évolue en rouillant vers une teinte automnale et sanglante lui valant peut-être cette référence au cannibalisme. Jouant des analogies entre l’activité du peintre sur la toile et celle d’un grotesque ver à soie (Speculativ Biology 4, 2020) ou d’une l’araignée (Spiny Orb Weaver Chaindance, 2019-2021), Pierre Unal-Brunet entremêle les motifs, les formes organiques, les matériaux et les techniques. Le vivant s’empare des encres, des fusains, des feutres, des pastels, des acryliques et de tout ce qui passe à portée pour composer un arachnéen tissage de matière et de signes. Amenant ce bestiaire fantastique sur un versant futuriste, Bestiole 3, 2021 de Noami Maury brouille toutes tentatives d’indentification en combinant les longues pattes métalliques d’un trépied supportant une poche de liquide et une forme hybride évoquant tout à la fois du corail, un poulpe ou une fleur réalisée en un délicat maillage de fil de fer, de silicone et d’argile.
C’est à l’élément eau qu’appartient le flux, le changement, le mouvement du monde qu’Héraclite d’Ephèse a condensé jadis par la formule « Panta rhei », tout s’écoule. Dans le murmure de la fontaine roulante de Maxime Lamarche (Piscine à débordement-paysage balnéaire, 2021) l’écoulement, qui fut à un certain moment une invitation au voyage et à la pensée, est réduit aux proportions d’une piscine. L’espace méditerranéen réaménagé en zone touristique se rétracte à l’horizon des résidences secondaires et des bateaux de plaisance barbotant dans les Calanques dont les reliefs facticement sauvage sont composés ici de strates de résines, de fibre de verre, de peintures que l’artiste a prélevé dans un chantier naval situé à proximité Cassis. Si l’élément liquide peut se laisser contenir dans une bouteille ou dans un bassin, il est aussi ce qui contourne les obstacles, se fraie partout de nouveaux passages. Dans Sculptures pour fuite d’eau, 2021 Jérémy Laffon laisse agir l’eau qui s’infiltre dans le bâtiment. Plutôt que d’imposer une forme, l’artiste se met en retrait. Selon un rythme, une force, un temps qui lui appartient, l’eau s’égoutte sur une pierre de sel qui elle-même prend forme en réagissant au liquide avant de se dissoudre complétement dans la serpillère placée utilement sous elle. Cette manière d’interagir avec le vivant plutôt que de lui imposer un moule et des règles est à la fois génératrice de nouvelles pratiques et d’une attention au monde non humain. Dans Hors Sol, 2018-21, Elvia Teotski utilise également les fuites d’eau pour alimenter un agencement de tuyaux et de gouttières conçu sur le modèle de l’agriculture hors sol. Tout en faisant référence à cette forme d’exploitation intensive, l’artiste en détourne l’usage pour y introduire une végétation sans valeur marchande prélevée près du lieu d’exposition, sur les rives de l’Huveaune. En se reterritorialisant dans un dispositif précisément destiné à les priver de tout territoire, les plantes neutralisent le système.
A son échelle – celle d’un grain sable – cette exposition suscite une réflexion ouverte sur un état du monde où tout semble à la fois déliquescent et disponible pour d’autres possibles.
Cyril Jarton, Marseille, décembre 2021