2023
Résidence AAA-Montagnes métamorphes, refuge Adèle Planchard, Parc National des Ecrins
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Rendez vous est donné : les Ecrins, la Grave, Villar d’Arène. Puis le refuge Adèle Planchard pour la semaine. Le choix parait opportun : l’énorme bastion rocheux à proximité se nomme sobrement La grande Ruine. Quoi de mieux pour un corpus d’expérimentations artistiques placé sous le patronyme des Montagnes Métamorphes. La ruine est bien la lisière, le milieu dans lequel oscillent les formes entre apparition et disparition, sans que l’on parvienne à se situer vraiment auprès de l’une ou de l’autre. Robert Smithson et ses monuments de Passaic ne sont évidemment pas loin. Mais nous sommes plutôt, et serons bientôt plus encore, en Montagne. La haute d’ici, celle du peu de traces, de l’air brut et du minéral élémentaire, ce cher paysage aussi vivant que presque
entièrement inhumain.
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Pour nos yeux et nos oreilles, cet étranger s’est trouvé paré de noms aussi nombreux que ses reliefs.
Repères de familiarité respectueuse ou marques d’esprits conquérants, ils témoignent autant d’une quête d’appartenance que d’un orgueil anthropocentrique. C’est un « faire-soi » presque candide, comme si nommer ces formes pouvait les envelopper et fixer ad vitam, à la fois un acquis de conquête et, pour ceux qui vont à elles, les conditions sécurisantes d’une bienvenue immuable.
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En définitive ni bien ni mal venus, et en dépit de toutes les croix posées, nous voilà plutôt rendus à la magie d’une invocation, invocare, de
protection.
Ce n’est pas un hasard : au fond l’expérience nous fait bien savoir que nos noms ne vernissent qu’un invariable de surface. Tandis que l’être
« Montagne », et ce dans tous les détails de sa réalité, demeure résolument métamorphe et insaisissable, digne de soins peut être, mais
variable à sa guise et hors de contrôle. Le ruisseau de la veille peut se
transformer en glace ou en torrent, la rimaye devenir impraticable et le roc de « toujours » tomber « soudainement ». Le passage s’efface pour
apparaitre un peu plus loin dans quelques temps.
Notre propre invocation s’accompagne de préparatifs : matériel,
protocoles de recherches, lecture de carte, anecdotes et anticipation.
Notre science météorologique nous indique un changement certain.
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Certainement encore, les attitudes du ciel et de la montagne vont ensemble créer ces formes inattendues que nous attendons. Monsieur Szeemann n’aurait qu’à bien se tenir là. Nous allons en connaissance de cause et en espoir de conséquences.
Devenir et de venir, c’est l’heure d’y aller. La vue est dégagée et les
classiques débonnaires y sont : pentes herbeuses, rivière claire, air vivifiant et randonneurs de tous bords. Tout du paysage semble connu comme la veille mais tout de la montagne change : la lumière arase les ombres auparavant étirées en vallée, dessine plus haut des murs ou en adoucit d’autres au gré de leur exposition. Au même endroit le bleu est maintenant jaune, le transparent est maintenant argenté. Nous nous déplaçons, et la crête auparavant identifiée devient étrangère en nous offrant à présent son dos, l’adret se redresse et se lie au vide qui paraissait encore absent deux lacets plus bas.
A notre perception, la forme de la montagne, dans la succession de ses
instants, a déjà ses doubles et sa polymorphie. Fruits de temps et d’espace, ils semblent être ces réels issus de visions binoculaires dissociées, tels qu’évoqués par Clément Rosset. A l’épreuve du terrain et du mouvement, au rythme du proche et du lointain, vacillent les espaces et nos verticalités. Les équilibres ondulent et se renouvellent sans cesse. Ceux des horizons, ceux-là même aussi des pas alternés qui récupèrent la chute et éprouvent, chacun à leur tour, les différents réels d’un même chemin.
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Dans ces coexistences en métamorphose quasi permanente, nos sens nous constituent prisonniers de leurs limites autant qu’ils nous offrent, aussi petites soient-elles, une ouverture perceptive et une force d’évocation mentale. Là où tous les « c’est » se transforment en « peut être » , le partage et la mise en œuvre de nos protocoles d’expérimentations semblent trouver leur légitimité. A mesure que les jours blancs s’installent et achèvent la dilution de nos repères, les prospectives embarquées se livrent avec enthousiasme à l’incertitude du terrain. Nécessairement bousculés de déplacements en bifurcations, on se retrouve bientôt à toucher des yeux, à écouter pour voir et à entendre avec nos mains. C’est là notre propre métamorphose, habités par ce paysage sans plus de nom et tout puissant.
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Jours blancs
On dit qui se lève
mais quoi sur qui
alors c’est peut être que ça se couche
en mince, en immense à nouveau
ce voile, c’est peut être la voilure pour respirer plus loin
ou même plus autour
ou dedans
la montagne autour de la montagne
révélée quand on ne la voit plus
heureusement
du tout petit en multitude pour effacer la certitude de la visée
et respirer un paysage qui s’épargne du dessin
écrit comme on veut
point ou lieu d’origine de l’espace sans espace
Les petits bouts de blanc
petits tout et petits bancs
là— bas là haut
ici haut
hissé du sol
tissé du ciel
c’est l’écran ou la peau
une profonde surface
le chaleureux d’un habit glacé pour un temps
un céleste mis à terre pour un temps
une sorte de Ciol
un genre de tout lumière sans soleil
sans horizon dans un pas fini
c’est comme un tout puissant
ténu, pourtant partout
Trouver le sol et lever la pierre
protection , énergie dépensée pour énergie gagnée
à l’écoute
ensemble, respirer, faire, faire respirer
dans et sous la neige des jours blancs