Le Vulcain de l’anthropocène
Paul Ardenne
Endoreïa? Cet intitulé désigne en bloc plusieurs travaux plastiques de François Dehoux. Il n’est pas a priori loquace et nous l’expliquerons plus bas. Contentons-nous, avant cela, de regarder en nous mettant à la place du spectateur de ces réalisations artistiques, et en voyant ce qu’il voit.
Artefacts peu communs
Nous voici à Annonay dans le domaine de Varagnes abritant la Fondation Seguin : un parc herbeux en extérieur, une grande verrière à l’intérieur. Nous sommes dehors, sur l’herbe. Sur la pente de ce parc se dresse une plutôt surprenante construction de bois. Celle-ci est faite d’un châssis de jeunes troncs bruts gréé sur trois niveaux. Cette sculpture (c’en est une) est animée et bruyante. Animée par un circuit d’eau, rendue bruyante par la percussion répétée d’un silex qu’anime ce même circuit d’eau. Sa fonction, inspirée du classique bélier hydraulique (une machine élémentaire, inventée au 19e siècle, se servant de la pression de l’eau pour la faire monter), est de mouvoir de l’eau à des fins d’arrosage et d’irrigation. Sa forme en escalier suggère, en bonne logique, l’ascension, phénomène d’ascension qui se vérifie de façon concrète. De l’eau, pompée dans le sol, est remontée manuellement par nous autres, spectateurs, grâce à une membrane, par un système de tuyaux, jusqu’au dernier étage de ce curieux totem, une vasque en peau animale emplie de terre contenant différentes plantes banales – la sphaigne, le datura… – réputées toxiques, alimentées en liquide par capillarité. Cette eau pompée manuellement active périodiquement le balancier et le silex, situé en partie supérieure de la sculpture, avant de redescendre par gravité jusqu’au bélier hydraulique, dont l’usage, ici, est détourné, lequel renvoie dans l’air les 10 % du débit arrivant à son entrée, vaporisés dans l’atmosphère. Pour le moins curieuse sculpture que celle-ci, fonctionnelle, relevant de ce que les spécialistes en art contemporain dénomment l’« art utile », le Useful Art.
Déplaçons-nous – entrons à présent sous la verrière. Plusieurs autres sculptures nous y attendent, certaines au sol et à plat, d’autres se développant et se dilatant dans l’espace. La plus spectaculaire d’entre elles est un mobile (lointaine évocation des Mobiles de Calder) dont l’armature de bois, longue structure développée dans l’oblique, échappant à toute orthogonalité, sert de support à l’accrochage de silex taillés maintenus par des chutes de toile de Jouy. Un peu plus loin, au sol, une « peau- tente » rendue imperméable par une imprégnation de cire recèle divers matériaux naturels : des pierres, des fragments d’arbres, d’écorce et amadouvier, champignon polypore connu depuis la protohistoire comme amorce de la chaîne de combustion et sa capacité à conserver la braise. Ces artefacts, à la lisière de l’assemblage médité et de l’agencement hasardeux, semblent échapper à la volonté de quérir le beau ou l’effet saisissant. Ce qui est exposé semble une réalité en progrès, in progress, la métamorphose de l’inattendu venant peser pour l’occasion autant que l’exposition de la forme finie. Cet effet processuel se décèle encore dans ces fragments de platanes calcinés posés à la verticale contre un des murs de la verrière, signalés par des bourrelets nombreux, nés d’élagages répétés. L’artiste, à propos, parle d’« expérimentations, de processus, de réflexions croisées et de formes ». « Avec toutes les porosités que l’on peut imaginer, ajoute-t-il, les pièces ont suivi leur propre chemin tout en étant issues d’une racine commune. En ce sens, Endoreïa est bien un titre générique relatif à plusieurs formalisations ».
Une sémantique spécifique
L’ensemble des sculptures constituant l’œuvre Endoreïa est pour le moins singulier. Reconnaissons-le: nous ne sommes pas encore habitués à ce type de créations non seulement faites en priorité de matériaux naturels, fonctionnelles qui plus est, adeptes encore du recyclage. Des créations, on le pressent, dont la vocation est de mettre en scène un compagnonnage entre l’artiste et le monde naturel, un monde naturel « artialisé » de surcroît au moyen de techniques anciennes, datant de l’ère préindustrielle ou des débuts de l’ère industrielle, celle d’avant le chaos écologique (le bélier hydraulique, la citation de la toile de Jouy dont le gène plonge loin dans l’histoire du textile). L’entreprise artistique de François Dehoux peut être qualifiée de « bachelardienne ». De même que Gaston Bachelard, philosophe des biotopes, a voué sa pensée à éclairer nos relations d’êtres humains avec les éléments, dont les rêveries que nous formons à partir de ceux-ci, François Dehoux fait de ces mêmes éléments (terre, eau, air, feu de l’étincelle de son bélier hydraulique) la matière même de son travail d’artiste.
Endoreïa, donc. Ouvrons le dictionnaire : nous n’y trouverons pas ce terme. Envisageons en conséquence qu’il s’agit-là d’un néologisme créé par l’artiste. Quel serait son sens ? D’abord le préfixe, « endo » : Endo, du grec ancien ἔνδον, éndon, signifie « dans », « à l’intérieur ». « Reïa », à présent. La proximité phonétique, ici, nous entraîne vers « Reia », ou antérieurement « Réia », qui désigne dans la mythologie grecque une des filles des Titans Urnaus et Gaïa. Réea, Réia, est assimilée par les Romains, dans la foulée, à Cybèle, elle-même considérée comme une manifestation de la Déesse Mère, la Magna Mater, la Grande Mère, la nature naturante pour le dire autrement. Endoreïa, dans cette lumière, signifierait « dans la terre », « à l’intérieur de la nature », une qualification que ne trahissent pas le moins du monde les pièces exposées par François Dehoux à la Fondation Seguin : toutes, en effet, ramènent à l’écosystème, au biotope, à la question du vivant et de sa préservation, qui passe par sa reconduction. Signalons, au registre de l’étymologie hypothétique, cette curiosité, dont l’artiste peut-être a eu vent en forgeant le terme « Endoreïa » (mais rien n’est sûr !) : l’acronyme « REIA », pour les Portugais, donne, une fois développé, « Reglemento de la Materia de Impacto Ambiental », « Règlement de la question de l’impact environnemental ». Relevons que le bélier hydraulique qu’a réalisé François Dehoux, de ce point de vue-là, est une machine décente, au bilan carbone des plus faibles (pas de motorisation thermique ou électrique), sans impact négatif sur l’environnement.
Imaginons que nous croisions l’artiste dans son exposition. Et que nous lui posions la question : « ‘’Endoreïa’’, quel est le sens de ce mot ? ». Sa réponse sera celle-là, que nous n’avons pour l’instant qu’approchée. « Endoreïa est un néologisme, répondra François Dehoux, ce mot vient d’un terme d’hydrologie désignant les cours d’eau qui ne se jettent plus, ni dans une mer ni dans un autre cours d’eau». On songe pour l’occasion aux oueds sahéliens, qui disparaissent dans le désert, ne s’activent que lors des fortes pluies et qui sont de toute façon trop peu chargés de liquide pour creuser le sol et atteindre un lac ou la mer. On songe aux puits artésiens, aux eaux résurgentes – tout un monde naturel dont l’artiste, en le désignant, choisit de se faire le compagnon. L’intitulé de l’œuvre dans son ensemble (toutes les sculptures exposées à la Fondation Seguin), au regard de cette appréciation, renvoie en première instance au bélier hydraulique conçu par l’artiste pour l’extérieur de la Fondation. Par extension, il en réfère pour autant à la totalité de l’exposition – la mise en scène d’un risque d’épuisement (la nature, ce monde que nous sommes en passe de perdre) et l’expression, dans la matière travaillée, de gestes d’attention, de précaution.
Une nouvelle esthétique
Endoreïa, les œuvres en leur tout, doit être considéré comme une nouvelle contribution à l’art de l’anthropocène, cette ère calamiteuse (la nôtre) signalée par les destructions que l’humain inflige de façon dommageable, par ses activités industrielles, d’épuisement des ressources et de pollution, à son propre milieu de vie. Un art de la réparation de la Biosphère ? En intention, oui. L’artiste, en l’occurrence, utilise un maximum de matériaux naturels (terre, bois, plantes, eau, feu…), il recycle (la vielle toile de Jouy), il réemploie, il évite de salir, de polluer (l’approche détaillée de l’œuvre montre qu’il utilise la cire d’abeille, l’étoupe d’écorce pour jointer, par exemple). Dimension éthique de ce type de création? C’est indéniable. On s’interroge forcément, et légitimement, sur la « forme » de fait nouvelle que pourrait prendre l’œuvre d’art « écologique », celle qui est en connexion directe avec l’anthropocène. En voici un exemple, à indexer dans la grammaire des styles et méditer.
On se souvient comment, dans l’ancienne mythologie hellénique, le monde était forgé par Vulcain, qui lui donnait ses armes – Vulcain, le dieu du feu et de la guerre, une figure conçue dans la perspective de la pensée d’un Héraclite, philosophe présocratique pour lequel Polemos, la «guerre», est «le père de toutes choses ». Le vulcanisme, par essence, suggère la violence, la brutalité, l’accouchement du monde et de l’événement de sa perpétuation dans la douleur et la destruction. François Dehoux est, à l’évidence, un Vulcain plus doux. Ses œuvres, conçues en bonne intelligence avec l’idée de nature et les matériaux mêmes de celle-ci, soutiennent les processus naturels, elles les mettent en exergue et nous rappellent plutôt leur fragilité, tout en en appelant à la délicatesse et au respect.
Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’art contemporain dont, récemment, Un Art écologique. Création plasticienne et anthropocène (2018) et Courants verts. Créer pour l’environnement (2020).